ESCAPOULON DE L'ISTORI DOU FELIBRIGE

Monique BOY

Période de début : 1854 - 1859

Il ne s'agit pas ici de faire une étude des Précurseurs du Félibrige qui nous amènerait à l'étude la la Vieille Langue d'Oc et des Troubadours. Nous laisserons donc la période qui va du onzième au dix-neuvième siècle.

Mais il faut savoir que si "la langue d'Oc", langue mère des langues romanes, langue de la civilisation, langue de toutes les cours d'Europe du onzième au quatorzième siècle, fut frappée d'interdit et comme de stupeur après le fameux Edit de Joinville de François 1er (1536), la production littéraire occitane n'en cessa pas complètement pour autant. Certes, l'imprimerie lui fut refusée. Mais après les tumultes et les massacres effroyables de la Croisade des Albigeois, quand les esprits furent un peu calmés, sept poètes essaient à Toulouse en 1324, en fondant le concours du Gay Savoir, de perpétuer la poésie des Troubadours. Leur tentative ne réussit pas mais la poésie ne meurt pas tout à fait cependant. Des oeuvres mineures mais sincères continuent à voir le jour. Il faut pourtant attendre le début du dix-neuvième siècle et la venue de Jasmin (coiffeur de son état) pour que l'oeuvre, par ailleurs très importante de celui-ci, connaisse une immense popularité. L'entouraient une pléiade de poètes qui ont un peu disparu dans la gloire du "poète d'Agen" mais qui connurent leur heure de célébrité.

Jasmin avait attiré l'attention sur la vieille langue dont on avait voulu la mort. Curieusement, il résista à l'invitation des Félibriges d'Avignon, mais ce bref résumé démontre clairement que le Félibrige du dix-neuvième siècle ne fut pas une génération spontanée, une éclosion due au hasard, mais au contraire l'épanouissement d'une continuité.

Il est certain que si cette continuité, ces racines lointaines et profondes n'avaient pas existées, le Félibrige n'aurait pas été la réussite que l'on sait, et qui va se développer sans cesse à travers des oeuvres, des revues, des réunions de plus en plus nombreuses, sans parler des chaires de Provençal qui se sont ouvertes dans les universités françaises ou étrangères.

Roumanille lui-même, le "père" du félibrige, n'avait pas attendu la réunion de Font-Ségugne pour faire paraître en 1847 ses "Margarideto" et "Li Sounjarello" en 1851. En 1852, avec Mistral et Anselme Mathieu, il fait paraître "Li Prouvençalo", recueil de poésies du midi. En Arles, le 29 août 1852, il y avait eu un congrès de Troubadours Provençaux, puis un second congrès à Aix en 1853, organisé par Jean-Baptiste Gaut qui voulait réformer l'orthographe et l'épurer. Ils ouvraient là un début qui n'est pas près de finir : les "patouesejaire", en particulier les Marseillais, voulant à tout prix conserver l'orthographe de leur dialecte propre, tout comme un vin de cru doit conserver la saveur de son terroir.

Mais c'est à Font-Ségugne, au Château en 1854, autour d'une joyeuse table réunissant sept amis pleins de foi, d'ardeur, de jeunesse et de gaité, que le "Félibrige" prend véritablement naissance : d'abord le nom de "Félibrige" qui lui est donné est tiré du nom des Félibres que Mistral avait trouvé dans un vieux cantique biblique ("Et la Vierge présenta Jésus au Temple, aux sept félibres de la Loi").

L'étymologie exacte du mot est encore incertaine. Mais il fut adopté et comme la réunion avait lieu le jour de la Sainte Estelle, une des patronnes de la Provence, Santo Estello et l'Etoile à sept branches furent adoptées comme symboles. Les Félibres étaient donc au nombre de sept, nombre sacré en Provence (avec le nombre neuf). C'étaient :

ROUMANILLE
(1818 - 1891)
PAUL GIERA
(1816 - 1861)
THEODORE AUBANEL
(1829 - 1886)
JEAN BRUNET
(1822 - 1894)
ANSELME MATHIEU
(1833 - 1895)
FREDERIC MISTRAL
(1830 - 1914)
ALPHONSE TAVAN
(1833 - 1905)

Il faut noter que Jean Brunet avait remplacé Eugène Garcin qui s'était brouillé à mort avec les autres Félibres, les accusant violemment de "séparatisme". Cette défection de Garcin avait été une grande douleur pour les autres, et surtout pour Mistral qui lui avait dédié trois vers de sa "Miréio" : "Tu, enfin, de quaù un vent de flamo ventoulis, emourto e fouito l'amo Garcin o fieù ardent doù manescaù d'Alliens".

Par la suite, Garcin rentra dans le giron félibréen, jusqu'à prononcer à Sceaux en 1895 un "Discours sur les Origines du Félibrige" et à devenir le vice-Président du Mouvement Félibréen.

Mais à Font-Ségugne en 1854, on n'avait nullement encore l'idée, ni l'intention, de créer un mouvement organisé d'une société presque secrète, ni même d'une association avec ses statuts, ses "capoulié", ses "majouraù"... Non, c'était un point de départ ardent et joyeux pour une croisade, pour avoir le droit de chanter son upéjour dans sa langue, les beautés du pays, des filles d'Arles ou d'Avignon, de Zani... C'était saisir à pleines mains la vie et la langue populaire qui allait se perdant et surtout se "franchisant". Cette révolte de Roumanille et de Mistral devant le "provençal francisé" devait amener plus tard l'éclosion d'oeuvres linguistiques d'importance, comme le "Grand Tresour doù Felibrige". Pour l'instant, c'était une protestation de fait entre amis cultivés et bons vivants. On était Félibre ou on ne l'était pas.

Toutefois, la grande chance du Félibrige devait être que la première oeuvre " Mirèio " de Frédéric Mistral fut une oeuvre de génie, un chef-d'oeuvre qui ne ressemblait à rien de ce que produisait alors le siècle du Romantisme, ni à ce que la littérature et la langue française avaient déjà proposé. Le succès de Mirèio, pourtant oeuvre de jeunesse, fut immédiat et éclatant. Mistral fut appelé à Paris et proposé pour le Prix Nobel (1859). Lamartine se fit écho des louanges et Villemain, le grand critique, devait déclarer : "La France est assez riche pour avoir deux littératures".

Ce succès terrassa Jasmin qui en mourut. Mais pourtant, les Félibres ne devaient pas ménager leur admiration envers le dernier grand poète en langue occitane et Mistral lui rendit un hommage grandiose, en 1870, devant sa statue. Il lui dédia également un de ses admirables "sirvent" coulé dans du bronze pur.

Si le succès de Jasmin avait été isolé, le Félibrige avait pris tout de suite au contraire l'ampleur d'un mouvement littéraire qui allait s'agrandissant, qui s'imposait non pas comme une mode factice et passagère mais comme un mouvement naturel, inné, plein de sincérité et de vrai patriotisme, celui de la terre natale et de la langue originelle. Si l'idée de fédération, de séparatisme, était absolument absente des premières "Félibrées", elle devait commencer à percer chez la seconde et surtout la troisième génération de Félibres. Déjà, dans la première oeuvre "Mirèio", au chant IX, 20ème strophe, Mistral a laissé éclater un cri de révolte contre le génocide de la Croisade des Albigeois, génocide qui devait d'ailleurs retarder de deux siècles la civilisation. Celle-ci, anéantie dans le Miéjour où elle était née, ne devait pénétrer dans la France du Nord qu'après les guerres d'Italie et grâce à François 1er.

1860, Charpentier, l'éditeur de "Mirèio", avait d'ailleurs exigé que Mistral remplace "Drame en vers et en langue d'Oc" par "Drame en patois" et exigé la supression du mot "traite" dans la fameuse strophe (que Mistral remplace par "zou"). Mais il fait saluer la clairvoyance de Mistral qui avait pressenti l'immense développement du mouvement félibréen, ainsi que le génie de ses compagnons ou successeurs.
Parmi ceux-ci infiniment nombreux, Aubanel, le Pétrarque provençal, se taille une place de choix : voici un extrait des "Fiho d'Avignoun" : "un càpitani gréé, que pourtavo curasso doù tems de Barbo Rousso es ista moun aujoù, vint an chaplé lou turc, raubé la sarrazino, soun espaso au soulèu fusissié cremésino quand sus li maugra passavo coum un fleù, à grand galop, terrible, indountable, ferouge, d'aqui vèn que, per fès, de sang moun vers es rouge. Tire d'eù moun amour di femo e doù soulèu".

Il faut noter aussi la présence des femmes dans le Félibrige, où elles étaient admises et honorées : mesdames Darbaud Rose, Gras Anaïs (qui devait devenir madame Roumanille), Rivière Antoinette de Beaucaire (Li Belugo).

William Bonaparte Wyse , poète irlandais qui, venu en Avignon, apprit le Provençal, le chanta et ne voulut plus en repartir. Il a écrit entre autre : "Li Parpaioun blu" et "Li Piado de la Princesso". Roumanille avait été l'initiateur du mouvement, et avait toujours encouragé et soutenu Mistral et Aubanel, fier de leurs succès comme un père l'est de ses fils. Mais lui-même, sans être un écrivain de premier rang, avait oeuvré pour la réforme de la langue provençale, l'épurant de tous les termes empruntés et surtout du libertinage et de la grossièreté qui l'avaient envahie au dix-huitième siècle. Roumanille s'était mis en fureur sur ces deux chapitres et si ses propres oeuvres étincellent de gaité, c'est toujours un rire sain et plein d'honnêteté.

Après lui, c'est une véritable marée de plus de cent écrivains de langue provençale qui inonde le dix-neuvième siècle. Citons au hasard : Alexandre Langlade de Lansargues, le Virgile du Languedoc ; Albert Arnavielle , l'Apôtre du Languedoc ; Jean Mounet (La Crau - La Camargue) ; Marius Girard ; etc...

Le Félibrige avait traversé la premièrer période qui s'étend de 1859 à 1866 et s'achève avec "Calendaù". Pendant la seconde période, qui s'étend jusqu'à 1876 et s'achève avecc les "Iscles d'or", l'idée fédéraliste prend force, surtout chez les jeunes félibres. Les Catalans avaient rétabli dès 1859 leurs Jeux Floraux de Toulouse. Mistral leurs adresse son ode : "I Troubaire catalan" et son hymne de "La Countesso" devient l'hymne national des nouveaux félibres. Les Italiens se joignent aux Catalans pour reconnaître dans les Provençaux leurs frères de race et de civilisation.

Le Dr Noublet fait une étude très poussée sur la "race latine" ou méridionale. En  1859 aussi, Jean Reboul donne l'accolade à Mistral aux Arènes de Nîmes, devant des milliers de personnes. Mais c'est en 1872, à Apt, dans le Vaucluse, qu'a lieu la véritable consécration officielle du Félibrige, en temps que mouvement littéraire et concours de poésie en langue d'Oc, sous la présidence des féllibres et des "majourau", organisation officiellement entérinée par l'Etat Français. Mistral avait pourtant, au lendemain du désastre national de 1871, fait preuve de son patriotisme français en publiant de nombreux poèmes sur la défaite française. Mais les nouveaux félibres se tournent de plus en plus vers leur terre et leur langue natales. Cela ne va pas sans inquiéter Roumanille et les plus anciens qui s'imaginent voir dans cette tendance fédéraliste "des idées parisiennes" (lettre de Roumanille à V. Duret). Il faut ouvrir une parenthèse au sujet de Roumanille : pour avoir, grâce à cet instrument incomparable qu'était l'Armana Prouvençau, assaini la langue et fait rire des générations, une statue lui fut érigée en Avignon comme à un bienfaiteur de l'humanité, à l'emplacement des jardins de la reine Jeanne. On aurait pu lui en ériger unee au titre de "lanceur" du Félibrige, grâce à ses lettres à Duret, à son activité incessante, à ses colères à propos des retards d'un article. Bref, il fut le propagateur du mouvement fondé par Mistral.

Construction du Félibrige - Statuts - 1876

Article 6 : Les Jeux Floraux dirigés par un consistoire de sept Cabiscol donnent des prix et des mentions d'honneur à ceux qui ont le mieux traité les sujets félibréens.

Donc, et dès 1682, l'autorité félibréenne en matière littéraire et d'orthographe était officiellement reconnue. La bataille était gagnée pour Roumanille. Pour Mistral, le prophète, elle ne faisait que commencer. C'était le réveil de l'idée latine, du Miéjour.

En 1867, Victor Balaguer, brillant esprit Catalan, banni de son pays à la suite d'évènements politiques, lançait de Narbonne une proclamation dans laquelle il en appelait aux Provençaux en faveur de la jeune Catalogne. Il fut reçu par les Félibres en Avignon et William Bonaparte Wyse organisa pour lui une félibrée qui dura trois jours à Font Ségugne, à la Fontaine de Vaucluse et à Avignon.

Quelques mois plus tard, rentré en Catalogne, V; Balaguer, grâce à une souscription, envoyait aux Félibres une coupe en argent où étaient gravés ces mots : "Record ofert pèr Patricis catalans als felibres provenzals. Mistral, Aubanel, Roumanille, William Bonaparte Wyse y als damés germans Mathieu, Crouzillat, Roumieux, Brunet, Gras pèr la hospitalitat donada al poeta V. Balaguer 1867". Aussitôt, Mistral composa sur cette coupe l'hymne provençal. C'est le Capoulié du Félibrige qui en a la garde. Elle ne sort qu'une fois par an, au banquet de Santo Estello.

Mais c'est seulement en 1876 que le Félibrige acquiert les statuts qui le régissent encore actuellement. Si l'autorité du consistoire en matière littéraire datait de 1861, c'est seulement à partir de 1876 que la savante organisation du Félibrige fut organisée et pourrait, si l'idée fédéraliste de Mistral devait un jour se réaliser, être déclarée "Constitution Provençale". En prenant le sens de "Provençale" dans son contexte le plus large et en lui faisant franchir les Alpes et les Pyrénées. C'est ce que nous allons voir.

En 1878, une coupe est remise aux Catalans lors des premiers grands Jeux Floraux. Et Victor Balaguer, rentré en grâce en son pays de Catalogne, y appelle les Félibres. Mistral, Roumieux, Charles Bonaparte Wyse et Paul Meyer répondent à l'invitation. Ils sont reçus à Barcelone avec la pompe et le rang dûs aux ambassadeurs des grands pays étrangers. La même année, Balaguer triomphant et escorté d'une suite nombreuse, une élite de beaux esprits, rend leur visite aux Félibres de Nîmes, Beaucaire, Avignon, Maillane et Saint Rémy. Saint Rémy marque une date : pour la première fois, des lettrés parisiens viennent de la capitale aux côtés des Félibres, en particulier Francisque Arcey, Paul Arene , Albert Milhaud, Alexandre Ducros, Emile Blavet, le Baron Brisse, Marius Hous, Cochinat, Bouvier.

Désormais, le Félibrige est de plus en plus en vue : des philosophes du monde entier viennent à ses réunions, les maîtres Paul Meyer et Gaston Bris, par exemple, célèbres pour leurs études romanes. Soulignons l'appui que lui apporte le Comte de Toulouse-Lautrec.

Des universités étrangères, où l'intérêt était plus grand encore qu'en France, viennent les encourager. Le champ s'agrandit et des chercheurs, des savants, viennent s'ajouter aux prosateurs et aux poètes. Avec l'appui du Baron Charles de Tourtoulon, historien de "Jaime le Conquérant", les philosophes Camboulin, Boucherie, Montel et Paul Gleize fondent à Montpellier la Société pour l'étude des Langues Romanes et la Revue du même nom. Viennent s'y ajouter les philosophes André Roque-Ferrier, Léopold Costans, bientôt célèbre et encore jeune professeur à la faculté d'Aix. Sont aussi Félibres Majouraù : Tamisey de Larroque, l'immense historien de Peyresq ; Jean-François Blade, historien de géographe de la Gaule du Sud-Ouest ; Léonce Couture, savant directeur à la revue de Gascogne ; Victor Lieutaud, ancien bibliothécaire de la ville de Marseille ; Frédéric Donnadieu, qui éleva un monument littéraire à la factulté de Droit de Montpellier, et fin poète.

Parlons de monsieur de Berluc-Pérussis, d'Aix, lettré de permier ordre et un des esprits les plus fins du siècle. Secondé par ses deux amis Guillibert et Jean-Baptiste Gaut, ainsi que par monsieur Doncleux, préfet du Vaucluse, il amena l'Italie à s'affilier aux Félibriges. Les délégués italiens n'étaient pas des moindres : monsieur l'Ambassadeur Nigra, monsieur Conti, président de l'Académie de la Crusca, le député professeur Minich, délégué par l'université de Padoue.

Et, pour la première fois, l'Institut de France envoie messieurs Mezières de l'Académie Française et Wallon, membre de l'Institut. Ils sont aussi délégués du Ministère de l'Instruction Publique. Les Catalans envoient monsieur de Quintana , président des Jeux Floraux de Barcelone. La fête était organisée par monsieur de Berluc Pérussis, en l'honneur du 500ème anniversaire de la mort de Pétrarque. Elle eut lieu en Avignon et à la Fontaine de Vaucluse : on peut dire qu'elle scella l'unité latine dans le domaine des lettres. Unité complétée en 1878 à Montpellier par un nouvel élément linguistique, le Roumain, en la personne de monsieur Vassili Alessandri qui gagne le prix offert par monsieur Quintana en 1875 pour "La chanson du latin". Enfin s'ouvre à Montpellier en 1875 un concours intitulé par la Société des Langues Romanes. Innovations importantes : d'abord on y admettait des travaux scientifiques et philologiques avec la prose et la poésie, et pour la première fois, on y appelait non seulement le provençal rhodanien (mistralien), mais tous les grands dialectes du Miéjour : languedocien, gascon, dauphinois, limousin, italien, espagnol (Baléares, Valence) et roumain.

Le premier concours fut remarquable, tant par la qualité des oeuvres que par celle du jury : Egger, Gaston Paris, Michel Bréal, Milady Fontanals, Révillout, Boucherie, Mistral, Gabriel Azais, Roque-Ferrier, Lieutaud. Les lauréats furent :

POESIE
Félix GRAS
(Li Carbounié)

Alphonse TAVAN
(Amour e Plour)

MIR
(Chanson de la Lauseto)

LANGLADE
(L'Estang de l'Ort)
PROSE
Alphonse MICHEL
(Istori d'Eiguièro)

MIR
(Messo de Ladern)

BLANCHIN
(Les charbonnages des Bouches du Rhône, premier ouvrage technique excellent et très exact en provençal)
OEUVRE PHILOLOGIQUE
ASCOLI
(Le latin dans les territoires franco-provençaux)

Léandre SARDOU
(La vido de Sant Ounourat)

Pasteur PESQUET
(Etude des dialectes du canton de la salle Saint Pierre dans le Gard)

Enfin, les discours furent nombreux et de très haute tenue.

On voit la progression : ce n'était plus de simples dialectes régionaux qui revivaient, c'était justice rendue à toutes les langues romanes. Monsieur de Tourtoulon soulignait cette situation en créant en 1885 "la Revue du Monde Latin". Il y eut ensuite une série de fêtes félibréennes et un voyage des félibres languedociens (1887) aux Jeux Floraux de Barcelone et aux îles Baléares. De même furent présents les délégués du Félibrige aux fêtes Florentines en l'honneur de Béatrix (1890) et, la même année, aux fêtes à Montpellier pour le 600ème anniversaire de cette ville.

Mais les méridionaux résidant à Paris cherchent à se grouper d'où "la Société de la Cigale", fondée en 1875 par Maurice Faure, Baudoin et Xavier de Ricard puis, plus tard, à l'instigation de Maurice Faure, "les Fêtes de Florian" où ont lieu des Jeux Floraux très suivis.

A côté du buste de Florian, les Félibres de Paris ont élevé celui d'Aubanel. Un pèlerinage poétique commencé aux jardinx du Luxembourg s'achève sous les ombrages de Sceaux, chaque année, et "l'estrambord" méridional, avec farandoles, etc... se mêle au raffinement poétique de la capitale à cette époque. Mistral reconnaissait avec raison que tout mouvement littéraire devait être consacré à Paris. Mais en 1876 en Provence, comme en Languedoc, le Félibrige n'avait eu que peu d'écho dans les masses, alors qu'il avait vu affluer les lettrés et les linguistes de l'Europe. Son pays natal ignorait presque le Félibrige.

Comme l'a conté Xavier de Ricard, c'est dans l'Assemblée d'Avignon où furent votés les statuts félibréens qu'il rencontra Auguste Foures. Républicains tous deux et libre-penseurs, le milieu les stupéfia. Mettons de côté Mistral qui plane trop haut pour se trouver concerné par des questions politiques ou religieuses bien que catholique et royaliste très libéral lui-même, Roumanille catholique et royaliste fervent. Entendons-nous bien : de ces royalistes catholiques provençaux capables de dire leur fait à leur roi, au Saint Père et même, s'il le fallait, à Dieu lui-même. Enfin, le grand sympathisant monsieur le Comte de Montmartin, catholique zélé et royaliste militant.

Le point de vue de Foures et de Xavier Ricard était tout différent : "Nous avons voulu, disent-ils, affirmer trois choses par la publication de la Lauseto. Notre adhésion à la renaissance méridionale, les droits du Languedocien (occitan) à être traité d'égal à égal avec le Provençal et la tradition libertaire et républicaine du Midi, sa vraie tradition selon nous, contre les partis clérico-monarchiques qui furent poru le (Midi) Languedoc... des fauteurs et des artisans de ruine et de servitudes et de misères".

Cette évocation du passé du Languedoc, inspirée par les récents travaux de Napoléon Peyrat pour lequel les deux amis avaient un culte, devait les amener à étudier et à maudire la terrible croisade du XIIème siècle, le génocide, et c'est ainsi que le Félibrige en Languedoc eut de tout autre accent qu'en Provence. Tandis qu'en Avignon le Félibrige avait débuté par des chansons d'amour, d'un gracieux archaïsme, en Languedoc ce sont les "sirventes" enflammés qui résonnent, dignes de Guilhem Figuiera ou de Peire Cardinal. Et il faut rappeler les belles pages de Michelet, où il définit magistralement les caractères respectifs du Midi oriental et occidental : "Le fort et dur génie du Languedoc n'a pas assez été distingué de la pétulance emportée de la Provence".

La conviction est forte en Languedoc, intolérante, souvent atroce, l'incrédulité aussi. Le génie de la Provence est bruyant, léger, mais nons sans grâce. Ce n'est pas sans raison que la littérature du douzième et treizième siècle s'appelle littérature provençale. On vit alors ce qu'il y a de subtil et de gracieux dans le génie de cette contrée.

Ainsi, haine envers Simon de Montfort, anathème aux envahisseurs du nord, libre pensée et fédéralisme sont les thèmes de la petite phalange, exprimés dans les quatre almanachs qu'elle publia.

Deux grandes figures de haute noblesse méritent cependant d'être considérées qui, en étant d'opinion politique opposée, se sont joints à la Lauseto dans la haine de Montfort et de l'idée de fédéralisme : le grand lettré d'Aix, monsieur de Berluc-Pérussis et, à Toulouse, le Comte de Toulouse-Lautrec, très digne descendant de ses aïeux. Raymon de Toulouse-Lautrec, littérateur distingué, avait accepté le titre de majoral du Félibrige et fait recevoir Mistral maître des Jeux Floraux à Toulouse à l'Académie de Florence Isaure en 1879. C'est aussi sur son initiative que la Sainte Estelle fut célébrée à Albi en 1882. Mais le Languedoc oriental était depuis longtemps "évangélisé", avec Roumieux, Arnavielle, Langlade, Paul Gaussen. Mais tous ceux-là chantent uniquement la joie, le vin, le soleil et l'amour. Ils ne songent nullement à porter le deuil de Muret (où se fit tuer Pierre d'Aragon en défendant le Miéjour).

Donc, tandis que le Félibre de Provence et du Languedoc limotrophe demeure monarchiste, catholique, galant et grâcieux, il se forme en pays toulousain l'extrême gauche du Félibrige. Malheureusement pour ce félibrige rouge, ses deux meneurs sont obligés de s'interrrompre : Xavier Ricard perd sa compagne chérie, Lydie Wilson, gracieuse félibresse, et s'exile au Paraguay, quant à Foures, devenu rédacteur en chef du Petit Toulousain, il est guetté par la terrible maladie qui va l'emporter.

De 1885 à 1890, il y a donc un temps d'arrêt de la propagande félibréenne en Languedoc, sauf dans la région de Montpellier et d'Alès où Dominique de Roumieux faisant entendre sa note joyeuse avant de disparaître devant la Cigale d'Or, et la Revue des Langues Romanes accordait une large place aux productions félibréennes.

Enfin, en 1891, après la mort de Roumanille, on vit arriver à la tête du Félibrige l'homme qui pouvait regrouper sous son nom les deux éléments que nous avons vu se manifester, assez républicain pour satisfaire les plus ardents d'extrême gauche, assez modéré et libéral pour ne pas effrayer les royalistes : c'était Félix Gras .